Oran l’espagnole : l'héritage oublié

par Yahia Belaskri
La Porte d'Espagne

Il s’agit, pour moi, de rappeler la (longue) proximité de l’Espagne avec Oran, son empreinte culturelle importante, durable, gommée, effacée ces dernières décennies de l’histoire de la ville et, surtout, de la mémoire de ses habitants. Cela m’est apparu il y a trois ans lors d’un séjour dans ma ville natale. Me trouvant au quartier Saint-Hubert, j’arrête un taxi et lui demande de me déposer « à Santa Cruz ! » Je devais y retrouver les membres de l’association Bel Horizon Santa Cruz, une association oranaise qui œuvre pour la réhabilitation de ce patrimoine. Quelle ne fut ma surprise quand le taxi, s’arrêtant boulevard de Mascara, m’apprit que j’étais arrivé ! Je lui répétais « Santa Cruz ! Je vais à Santa Cruz ». Il redémarre et s’arrête place du 1er novembre (ex-place d’armes). De guerre lasse, j’ai abandonné le taxi. En fait, le chauffeur ne connaissait pas Santa Cruz – Hélène Cixous dirait « Santa Crousse ».

Là est le propos : l’héritage espagnol a été effacé de la mémoire oranaise ; Kouider Metaïr, militant associatif qui œuvre depuis plusieurs années pour la réhabilitation – physique et mémorielle- du patrimoine de la ville disait « la mémoire oranaise se trouve ainsi contrariée, mutilée...1 »
Tout le monde s’accorde à dire que la ville d’Oran a été fondée en 903 par des marins andalous ; certains précisent « musulmans », d’autres encore « arabes », etc. Dire « marins andalous » ne signifie pas que tout a été dit, bien au contraire puisque l’Andalousie se trouve en Espagne. Et ces marins, musulmans ou pas – certainement musulmans – viennent d’Espagne, sont espagnols. Il faut signaler, à cet égard, qu’au temps de l’âge d’or de la civilisation musulmane, il était de bon ton, en Andalousie et en Sicile de se prénommer Ali ou Abdallah. Le Roi Roger II de Sicile lui-même se targuait du titre arabe
Al Mu’tazz bi-llah.2
Les marins andalous avaient fait d’Oran un site d’entreposage de leurs marchandises. Il n’était pas question de conquête militaire ; ce sont des motivations économiques qui les guidaient. Depuis, Oran a toujours tourné ses regards vers l’Espagne. C’est Al Idrissi, géographe à la cour de Roger II de Sicile qui disait, au 12ème siècle, que c’est « d’Oran qu’on tire en grande partie les approvisionnements du littoral de l’Espagne.3 »

Assiégée, attaquée, pillée, ballotée entre des maîtres divers, bloquée par des tribus qui se faisaient la guerre, la ville d’Oran a connu une histoire mouvementée. Cela dit, nombre de ses chefs étaient des métis : Berbères ou Arabes musulmans mariés à des chrétiennes.
Concernant son rapport à l’Espagne, Oran verra l’arrivée en 1391, des Juifs de Majorque, expulsés du fait de la reconquista. Cette reconquista achevée par la chute du royaume de Grenade en 1492, l’Espagne inaugure une nouvelle ère, revancharde et messianique avec la volonté de reprendre pied en Afrique et de ramener à la foi catholique les populations qui avaient été islamisées quelques siècles auparavant. Le 16ème siècle verra nombre de tentatives des Espagnols pour prendre Alger : en 1516, en 1519, en 1541, etc.
Mais Oran est prise dès 1509 par les troupes de Cisneros (la cathédrale de Tolède conserve à ce jour un tableau réalisé en 1514 par Jean de Bourgogne immortalisant cette conquête, et le Musée archéologique de Madrid conserve à ce jour les clés de la ville d’Oran remises à l’époque par le caïd d’Oran).
Cette présence espagnole durera jusqu’en 1792, année où la ville est abandonnée aux Turcs, avec une seule interruption, entre 1708 et 1732. Il faut dire que tremblement de terre de 1790 qui avait duré du 8 octobre au 22 novembre, avait traumatisé la population et dévasté la ville.
Plus tard, avec la colonisation française de l’Algérie, les Espagnols sont là aussi. En 1837, ils représentaient 40,86% de la population européenne de la ville, « certains y étaient nés avant 17924 » ; en 1848, ils étaient 60%. « C’était los Caracoles, on les appelait justement des escargots, tous ces Espagnols qui arrivaient à Oran avec un balluchon et de vieilles hardes sur leurs épaules. C’étaient les seuls biens qu’ils possédaient5. » Et ils étaient nombreux ces Espagnols qui arrivaient sur la côte oranaise, si nombreux que les autorités françaises exercèrent une étroite surveillance du littoral, et que des colons se relayaient sur la côte d’Arzew, en 1884, pour refouler ces immigrants qui venaient d’Andalousie et d’Alicante. Ces populations donnaient à la ville un aspect hispanique qui faisait dire à Maupassant qu’Oran était « une vraie ville...plus espagnole que française. » Le flot des Espagnols grossira, à Oran, avec l’arrivée des Républicains (7000 à 9000) en 1939.
Durant cette longue période allant de 1830 à 1962, le modèle culturel dominant chez les populations européennes d’Oran était espagnol, fait de représentations et de croyances importées d’Espagne, notamment Alicante. Durant les années 1920, « cinq vapeurs de la Transmediterránea assuraient la plus grande part du service de (...) la ligne » Oran-Alicante.

Au point que des saisonniers venaient d’Alicante pour vendre des glaces à Oran, en Yahia Belaskriété, reproduisant ainsi le scénario vieux de mille ans des marins andalous du 10ème siècle qui faisaient le va-et-vient entre les deux rives. Dans Jeunes saisons, Emmanuel Roblès fait revivre ces personnages « Alicantais qui traversaient la mer en une nuit, sur le pont des petits vapeurs de la SGTM, pour venir vendre dans les rues d’Oran, pendant tout l’été, la crème à la vanille- chocolate. Ils portaient sur le dos, retenu par une large courroie, à la manière des marchands d’oublies, un grand sceau cylindrique, tout nickelé. Et sur leur chapeau de paille un écriteau disait le nom de la firme : La Nueva Ibense, La Valenciana, Alhambra, Polo norte...C’étaient de grands garçons solides, maigres, tristes et brûlés de soleil.6 »
D’ailleurs, dans les années trente, Oran sera jumelée à Alicante. Le lien d’Oran à l’Espagne aurait pu connaître un destin autre si, en 1942, l’opération « Cisneros » avait réussi. Profitant de la défaite française devant l’Allemagne nazie, Franco avait réclamé Oran. 150 000 soldats espagnols étaient prêts à conquérir la ville mais le projet fut abandonné, le débarquement américain ayant tout fait capoter.

Dans les années 1954-1962, durant la guerre d’indépendance, nombre d’Européens- dont ceux d’origine espagnole- se sont engagés ou ont aidé le FLN. Au plus fort des attentats perpétrés par l’OAS, dans les années 1961-1962, s’est créé, à Oran, ce qui a été appelé « le gang des 203 » : un groupe de républicains espagnols qui, par des attentats ciblés, s’étaient organisés pour contrer l’OAS.
Ainsi, voilà évoquée la longue proximité d’Oran avec l’Espagne. Bien sûr, tout au long de cette présence, des réalisations ont été faites : le fort de Santa Cruz restant le plus emblématique. Des forteresses, il y en eut d’autres : Rozalcazar, Saint- Grégoire, Saint Philippe, etc., comme il y eut la rampe de Madrid ou le Castillo Viejo. On dit même que le boulevard du Front de mer n’a que des numéros impairs pour faire face à un boulevard de Carthagène, la muralla del mar, qui lui, n’a que des numéros pairs7.

A Oran aussi des destins personnels ont été emblématiques. Ainsi en est-il de Juan Bastos, fabricant de cigarettes, créateur de la maison Bastos, arrivé à Oran avant l’occupation française. Ainsi en est-il de la famille Santa Cruz qui donna trois gouverneurs à Oran. Ou encore de Fernand Martinez, jeune garçon de café, devenu plus tard patron du « Marignan », de l’hôtel Martinez, de La Pergola, etc.
D’autres personnalités artistiques et culturelles, d’origine espagnole, sont nées dans cette ville : Emmanuel Roblès à qui nous rendons hommage, mais aussi Alfred Savinas, Morgan Sportès, Jean-François Bueno. La liste est longue de ceux qui, nés ou ont grandi dans cette ville d’Oran, Français d’origine espagnole, la portent dans leur cœur.

Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? La mémoire de la ville en a-t-elle gardé la trace ? Les Oranais en ont-ils gardé la trace ? Qui connaît Emmanuel Roblès, membre de l’Académie Goncourt ? Qui connaît « le gang des 203 » et les républicains espagnols ? Oubliés à jamais, eux et l’Espagne.
En août 2005, je me trouvais à Dénia, une petite ville balnéaire, entre Alicante et Valence. Là, j’ai assisté à une grande fête célébrée annuellement par l’ensemble de la population, associant les institutions et les associations, Cristianos y moros, où l’on remémorait, tout à la fois, la conquête musulmane et la reconquista. Six siècles après, les Espagnols gardaient vivace la mémoire de cet événement. Et nulle animosité ou humiliation dans la parade : les Arabes et les Berbères étaient représentés par des bénévoles revêtus de leurs plus beaux atours. Parmi les participants, nombre de Marocains résidant dans la ville.
Partout ailleurs de par le monde, les sociétés conservent et protègent leur patrimoine, matériel et immatériel. Et Oran ?
Je me rappelle que, dans ma propre famille, tout le monde connaissait la langue espagnole. J’étais l’un des rares à ne pas la connaître. Et aujourd’hui ? Combien de personnes connaissent la langue espagnole ? Pourtant, la « calentica », les chumbos, la mouna, les carricos, les tallos, sont bien d’ici et appartiennent à tous les Oranais qu’ils soient Algériens, Français ou Espagnols, chrétiens, juifs ou musulmans.

Pourquoi cette amnésie ?
Il faudrait peut-être rechercher les causes dans un enfermement idéologique qui a été imposé à la ville et à l’ensemble du pays au lendemain de l’indépendance, et notamment dans les années quatre vingt dix. Tout ce qui n’était pas arabe et musulman a été mis entre parenthèse quand il n’a pas été rejeté, nié. Comme si l’Algérie naissait en 1962 après une parenthèse coloniale qui a duré 132 ans. Rien avant n’aurait existé, l’Algérie est un pays neuf. Plus de deux mille ans d’histoire passés par pertes et profits. Dans le cas d’Oran, onze siècles balayés. Oran l’espagnole a été engloutie par une amnésie collective, mortelle. C’est l’écrivain Anouar Benmalek qui disait en octobre 2006 « notre pays, l’Algérie, semble avoir poussé au plus haut point, la qualité paradoxale suivante : ne pas oublier d’oublier ! L’amnésie... devient la caractéristique principale de notre comportement national, peuple et pouvoir confondus pour une fois (même si c’est pour des raisons parfois antagonistes) face à la répétition des soubresauts sanglants endurée par l’Algérie. »
Il est essentiel de retrouver la mémoire des différents héritages de la ville, et de l’héritage espagnol bien entendu car il fait partie de l’histoire de la ville et de ses habitants, et revendiquer la pluralité de la ville n’est pas une tare, c’est une nécessité.

Yahia Belaskri

1 Djamel Eddine Merdaci, entretien avec Kouider Metaïr, in El Watan du 14 avril 2005.
2 Majid El Houssi « Une journée à Palerme », éditions idlivre, Paris, 2004.
3 Annliese Nef et Henri Bresc « Idrisi, la Première Géographie de l’Occident », Paris, GF, 1999.
4 Alfred Salinas « Oran la Joyeuse. Mémoires franco-andalouses d’une ville d’Algérie », éd. L’Harmattan, Paris, 2004.
5 Alfred Salinas, op.cit.
6 Emmanuel Roblès « Jeunes saisons », éditions du Seuil, 1995, Paris, p. 15.
7 Kouider Metaïr « Oran la mémoire », éd. Paris Méditerranée, Paris, 2004.


Le Tambour San José au bas de la Rue des Jardins dans les années 50 (Aujourd'hui Rue Sidi Brahim Tazi)